Entre humanité et technosciences : questions philosophiques
Cet article, bien qu’il rejoigne pleinement mes convictions et mes interrogations, est plus un compte rendu qu’une production personnelle. Je l’ai écrit après avoir assisté à une conférence du philosophe Jean-Michel Besnier, consacrée au transhumanisme. J’y ai mêlé ses réflexions et les miennes et les partage aujourd’hui avec vous.
Quels idéaux, quelles valeurs, quelles croyances, sont-ils possibles quand on décide de mettre toute son énergie à vouloir toujours plus de technologies ?
C’est le contexte qui est aujourd’hui le nôtre. Nous sommes de plus en plus enclins à réclamer des techniques et des technologies. Ceci pose la question de notre avenir dans la mesure où on le subordonne de plus en plus aux réalisations techniques que les laboratoires et les organismes de recherche nous autorisent.
Quel avenir préparons-nous à l’humain ? Cette question n’a jamais été plus urgente. Et la science fiction n’est plus seule à la poser…
Depuis les technosciences, ce mixte de science et de technologie, nous pensons sérieusement les uns et les autres, que nous sommes en train de préparer une humanité nouvelle qui devra s’élargir à d’autres êtres que les hommes et les femmes que nous sommes. Nous sommes disposés à dire qu’il y aura sans doute parmi nous dans un avenir proche, des êtres qui résulteront de clonages… Il y aura peut être des mutants, des cyborgs, des robots androïdes. Et dans un avenir bien plus proche qu’on ne l’imagine. Bref, nous serons sans doute entourés d’êtres inédits qui nous obligeront à nous demander ce qui fait encore la spécificité de l’humain, ce qui garantit sa dignité. Donc que sera l’être humain dans un contexte où nous saurons le fabriquer et non plus le recevoir par hasard du fait de l’évolution naturelle, du fait de la naissance ?
Le jour où nous saurons réellement fabriquer l’humain, qu’est-ce que ça produira dans nos esprits et nos manières de penser ?
Vous vous souvenez sans doute de la question qui fût posée à Œdipe ? Quel est l’être qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre… ? et qui, contrairement à la loi générale, est le plus faible quand il a le plus de pattes ? Quand on pose cette question on oublie toujours cet ajout. En répondant l’homme, Œdipe s’est débarrassé du Sphinx tout en s’assurant le respect des habitants de Thèbes. Hé bien cette question qui appelait comme réponse « l’homme », est probablement ce qui a inauguré la tradition culturelle occidentale. Et sans aller dans le détail, Kant subordonnait tout son programme de philosophie à cette question : « qu’est-ce que l’homme » ? Il considérait qu’il y avait au fond trois grandes questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? et une quatrième question devait chapeauter les trois premières : « qu’est-ce que l’homme » ?
La première question « Que puis-je savoir » correspondait à la métaphysique, la deuxième question « Que dois-je faire » correspondait à la morale et la troisième question : « que m’est-il permis d’espérer » correspondait à la religion et la quatrième « qu’est-ce que l’homme » à l’anthropologie. Et selon Kant on devait pouvoir ramener l’ensemble des questions que les humains se posent à l’anthropologie. C’était La question des questions. Et cette question des Questions, on peut facilement s’en convaincre aujourd’hui, elle reste notre question fondamentale… et peut-être même plus que jamais. Elle est encore irrésolue ; de l’aveu même des scientifiques, de ceux qui travaillent à ce qu’on appelle la convergence des disciplines. Ce sont des scientifiques qui aujourd’hui s’efforcent d’unifier le champ du savoir. Les physiciens cherchent à réunir les clés d’explication des relations que chacun des secteurs du savoir peuvent avoir entre eux. Et d’une façon générale, cette question « qu’est-ce que l’homme » agite énormément tous ceux qui mobilisent leurs compétences pour nous doter d’une maîtrise accrue sur le vivant.
Hé bien ces scientifiques, de leur aveu même, sont parfois pris de vertige, devant la puissance de déréalisation du réel, qui résulte de nos possibilités Techno – logiques.
Je vais l’expliquer de façon un peu plus claire. Au fond, comment savoir ce qu’est l’humain, à l’heure où les nano technologies, rendent possible la dématérialisation et la désidentification des objets ? Vous savez les nanotechnologies, c’est cette discipline qui travaille à l’échelle du un milliardième de mètre. Inutile de vous dire qu’on ne voit rien à cette échelle. Quand on touche l’un des microscopes hyper sophistiqués qui nous révèlent des aspérités, des atômes. On essaie de modifier la configuration des atômes pour produire de nouveaux objets, de nouveaux matériaux. Nous y reviendrons.
Mais comment savoir ce qu’est l’humain quand les nanotechnologies déploient leurs possibilités ? Comment savoir ce qu’est l’humain quand les biotechnologies et la biologie de synthèse nous permettent de transgresser les limites naturelles et d’hybrider par exemple, le vivant et l’électronique ? La biologie de synthèse est engagée sur ce travail là.
Comment savoir ce qu’est l’humain, quand les sciences cognitives conduisent à définir l’intelligence sans plus avoir besoin de recourir à la conscience ? Vous savez les sciences cognitives c’est cette nébuleuse de disciplines qui cherchent à répondre à la question « qu’est-ce c’est d’être intelligent » ? A quoi reconnaît-on l’intelligence ? Peut-on simuler de l’intelligence ? Y a-t-il de l’intelligence chez les animaux ? Des machines peuvent-elles être intelligentes ?
De ce fait les sciences cognitives dissocient de plus en plus l’intelligence de la conscience. On peut être intelligent sans avoir de conscience. On peut prêter de l’intelligence à une amibe… donc sans avoir besoin de recourir à la conscience, dont on sait de moins en moins ce que c’est. Comment définir l’humain dans cette situation là ?
Comment savoir ce qu’est l’humain quand les technologies de l’information font triompher le flux des communications, ce flux qui dissout de plus en plus les substances, les identités etc. C’est une vraie question. Et j’ai énuméré là quatre disciplines : nanotechnologies, biotechnologies, biologie de synthèse, sciences cognitives et technologies de l’information.
Ces disciplines sont impliquées aujourd’hui dans un fameux programme américain, très connu sous l’acronyme suivant : NBIC – Nanotechnologies, Biotechnologies Sciences de l’Information et Sciences Cognitives.
Ce programme américain résume à sa façon toutes les perplexités qui sont les nôtres aujourd’hui concernant la définition de l’homme. Et ce programme de 400 pages qu’on trouve sur internet est précédé d’un manifeste qui sert de vade-mecum à la démarche transhumaniste. Toutes les politiques de recherche des pays développés, s’inspirent de ce manifeste et de ce rapport NBIC. Ce rapport s’ouvre donc sur un manifeste qui déclare ave une certaine emphase, que nous sommes à la veille d’une renaissance. La renaissance est la maître mot de ce manifeste ; qui prétend par conséquent nous déployer l’avenir, en déclinant toutes les réalisations qui sont promises aujourd’hui par les différentes sciences et techniques qui convergent dans le projet NBIC.
En science-fiction on a aujourd’hui toutes les raisons du monde de vouloir mettre en situation les complexités qui sont nourries par les sciences contemporaines. Je crois que la science-fiction on le constate tous, a changé complètement de statut. Aujourd’hui elle est rentrée dans notre quotidien. Elle sert quelquefois de prétexte à la formulation de projets de recherche des grands laboratoires. Il y a une sollicitation des auteurs de SF pour permettre aux scientifiques dûement diplomés d’extrapoler les scenarios de recherche. Plus que jamais la SF nous pose la question : « qui est ENCORE l’humain AUJOURD’HUI » ?
Est-ce le mutant baptisé « replicant » dans le film Blade Runner ? C’est l’histoire d’un mutant qui découvre l’univers des émotions que les humains ont largement perdu. Qui est le mutant : le replicant qui découvre l’espace émotionnel ou les humains qui en ont perdu le sens ? Et l’enfant robot de « Intelligence Artificielle » de Steven Spielberg, ce petit robot qui réclame l’amour d’une mère. Est-ce qu’il n’est pas plus humain que ceux qui dans le même film, détruisent les androïdes ? De même pour Avatar, ce film de James Cameron où ces êtres qui défendent leur planète Pandora, sont finalement bien plus conformes que les humains à l’idée qu’on peut se faire de ce qu’est être humain.
La leçon de ces films de science fiction c’est qu’ils génèrent un imaginaire très présent. La leçon est toujours très naïve dans ces films, mais elle a le mérite d’être constante. Finalement le message c’est : avant d’être dans les attributs morpho-biologiques,
l’humanité consiste peut-être en des qualités de cœur, qui dépassent la possession de ces attributs. On prépare à projeter sur des êtres qui ne sont pas des humains, des sentiments proprement humains qui nous désertent peut-être nous, humains.
A cet égard il faudrait peut-être être prêts à accueillir dans l’humanité ces êtres que fabriqueront nos technologies. Et peut être faudrait-il les imiter s’ils nous semblent le mériter. C’est un peu l’esprit d’une série suédoise que vous avez peut-être vue : « we are humans ». Cette série pose la question : « où sont les vrais humains » dans un monde qui s’est laissé coloniser par les robots ? Mais ce que révèle la science fiction c’est que la question « qu’est-ce qu’être humain » ? a pris de nos jours un relief particulier et même une tournure dramatique, qui suggère ceci : on se demande en fait si l’humain n’est pas en train de disparaître dans sa dimension à la fois biologique et psychique du fait des technologies qui entreprennent de le réinventer, voire même de lui trouver un substitut. La question est donc devenue urgente parce que on a le sentiment que sur le terrain biologique et psychique nous sommes en train de perdre certains repères qui jusqu’à présent nous assuraient que nous savions ce que c’est qu’être humain.
Or aujourd’hui les technologies réinventent l’homme et c’est finalement cela le défi nous lance le transhumanisme. Les outils qui nous ont permis de développer progressivement une pensée conceptuelle, vont nous isoler de cette pensée pour nous enfermer peu à peu si nous n’y prenons pas garde, dans une prison qui mêlera nos sens avec la technologie. Et ce contrôle électronique, cette augmentation de nos capacités tant physiques que cérébrales nous privera progressivement de notre plus grand trésor : la capacité à penser et agir en autonomie et en liberté.