Intervenants : Prof. Fabrice Denis, Institut Astrium, Director, Professor, Oncologist, Preventive & Longevity Medicine Hicham Temsamani, H.B.T Group France, Principal Marc Deloger, Institut Gustave Roussy, Data Team Lead Modérateur : Emmanuel Canes, Dell Technologies, Healthcare & Life Sciences Director – Southern Europe

Le jumeau numérique : un même outil pour prévenir et guérir

Lorsque la scène s’ouvre, le paradoxe paraît presque banal : on veut parler du cancer, donc on parle de traitements, de chimiothérapies, de protocoles, de guérison. Puis le modérateur, Emmanuel Canes, demande pourquoi on ne commence pas plutôt par la question la plus simple, la plus explosive et la plus négligée dans les systèmes de santé : éviter la maladie. La surprise ne dure pas. Très vite, une évidence surgit : les mêmes technologies servent désormais à la fois à guérir le cancer et à empêcher qu’il ne survienne. La frontière entre « avant » et « après » se met à trembler.

Vieillissement mesuré, maladies anticipées

Le professeur Fabrice Denis le dit sans détour : le vieillissement est aujourd’hui considéré comme une maladie, il commence tôt, bien avant la première ride, et constitue le moteur principal des pathologies chroniques. Un organisme vieillit de façon hétérogène, organe par organe. Cet écart entre âge chronologique et âge biologique devient soudain un chiffre, mesurable, et la simple idée d’un « âge réel » se délite. L’argument prend une forme presque philosophique : si l’on peut mesurer l’âge des organes, on peut aussi mesurer la probabilité d’un cancer, d’un infarctus ou d’un diabète, et réorienter la vie avant que la maladie ne le fasse pour nous. La prévention cesse d’être un discours moral pour devenir une stratégie chiffrée, fondée sur six cents paramètres, des imageries complètes, des horloges épigénétiques, des signes infimes qui racontent déjà l’avenir d’un corps.

Le patient comme modèle vivant et son jumeau numérique

Marc Deloger, lui, parle depuis le cœur du combat, à l’Institut Gustave Roussy, où l’on traite des cancers métastatiques, complexes, singuliers. Il ne s’agit plus de classer les maladies selon l’organe touché, mais selon leurs caractéristiques biologiques, cellulaires, moléculaires. Ce glissement est plus qu’un progrès technique ; c’est une manière de reconnaître que deux cancers du poumon peuvent être aussi différents qu’une forêt et une ville. Chaque patient devient un cas unique, non parce que l’on veut flatter l’individu, mais parce que les tumeurs elles-mêmes ne se ressemblent plus. L’enjeu devient alors de retrouver, dans une base immense de cas passés, un jumeau biologique : quelqu’un qui a déjà vécu ce que vous vivez, quelqu’un sur qui un traitement a déjà fonctionné, quelqu’un qui vous donne une chance de gagner du temps.

Quand la donnée devient décision thérapeutique, grâce au jumeau numérique

Le terme « jumeau numérique » ne fait pas consensus. Pour les uns il s’agit d’un modèle mathématique, pour d’autres d’une sorte d’alter ego médical capable de tester virtuellement des décisions thérapeutiques. Peu importe la définition exacte : l’intuition commune est qu’il faut réunir, ordonner, harmoniser et interpréter des données massives venues d’analyses biologiques, d’imagerie, de séquençage, de tests sanguins et même du microbiote. Cette accumulation de signes ne produit pas de sens par elle-même. Il faut l’énergie calculatoire, l’IA, la puissance des infrastructures pour transformer la dispersion en décision.

Un cercle vertueux entre soins et prévention

Le plus intéressant, peut-être, est le mouvement circulaire qui se dessine : la prévention sert à mieux soigner, et les données issues des traitements servent à anticiper les risques de rechute précise Hicham Temsamani. Un cancer traité n’est jamais un cancer « derrière soi ». On surveille, on scrute des fragments d’ADN tumoral qui circulent encore dans le sang, on guette les signaux faibles. La prévention ne précède plus la maladie, elle l’accompagne, la suit, la contourne, s’efforce d’éviter son retour.

L’Europe face au défi des données souveraines

Reste la question politique, discrète mais déterminante : l’Europe a pris l’habitude d’utiliser des modèles d’intelligence artificielle formés sur des données hors de son territoire. Cela ne suffit plus. L’argument est brutal : si l’on veut une médecine préventive et une médecine curative réellement souveraines, pertinentes et fiables, il faudra entraîner les modèles sur des données locales, produire des infrastructures hybrides qui respectent le droit, la transparence et la puissance nécessaire pour que les promesses deviennent réelles. Ce n’est pas une coquetterie technologique, c’est une condition d’existence collective.

Choisir l’avenir médical plutôt que le subir

On repart de ce débat avec une impression nette : le cancer n’est plus un territoire séparé entre « avant » et « après ». On ne distingue plus la technologie de l’humanité, la donnée du geste médical, le présent du futur. La médecine devient un acte de projection. Elle prend un corps et lui propose plusieurs avenirs possibles, les compare, les calcule, les trie. Et elle demande simplement d’en choisir un.

En résumé, voici un brief vidéo des concepts développés à propos du jumeau numérique